Ubisoft en Crise : Vers une Cession de Licences pour Survivre ?
Les Origines et l’Expansion Géographique d’un Géant en Péril
Ubisoft, fondée en mars 1986 par les cinq frères Guillemot (Claude, Michel, Yves, Gérard, et Christian) dans le petit village de Carentoir, en Bretagne, a débuté comme une entreprise modeste dans un secteur alors naissant.

Issus d’une famille d’agriculteurs, les frères ont d’abord cherché à diversifier les activités familiales en se lançant dans la distribution de logiciels et de jeux vidéo, un marché en pleine émergence dans les années 1980.
Leur ambition était de faire de la France un acteur majeur du jeu vidéo, à une époque où les États-Unis et le Japon dominaient l’industrie.
En 1992, Ubisoft ouvre son premier studio, Ubisoft Paris, à Montreuil, marquant le début d’une expansion géographique impressionnante.
La même année, ils s’implantent à l’étranger avec Ubisoft Bucarest, en Roumanie, suivi par Ubisoft Shanghai en 1996.
Cette stratégie d’expansion s’accélère avec l’ouverture de filiales de distribution au Royaume-Uni, en Allemagne, aux États-Unis, puis au Japon, en Italie, et en Australie entre 1991 et 1996.
Aujourd’hui, Ubisoft compte une quarantaine de studios dans le monde, de Montréal à Singapour, employant environ 18 000 personnes après des vagues de licenciements récentes.
Cette expansion a permis à Ubisoft de devenir un leader mondial, notamment grâce à des franchises comme Rayman, lancé en 1995, qui a marqué un tournant avec sa sortie simultanée sur PlayStation en Europe, au Japon, et aux États-Unis.
Cependant, cette croissance rapide a aussi créé une structure lourde, difficile à gérer dans un contexte de crise, où la coordination entre studios internationaux est devenue un défi majeur.
Une Chute Financière Vertigineuse et ses Répercussions sur l’Industrie
La crise actuelle d’Ubisoft est un séisme pour l’industrie du jeu vidéo, où l’entreprise française a longtemps été un fleuron européen.
En janvier 2025, sa capitalisation boursière est tombée à 1,78 milliard de dollars, une chute brutale de 85 % par rapport à son pic de 12,17 milliards en 2021.

Cette dégringolade s’explique par une série de revers financiers : une dette de 2,71 milliards de dollars en mars 2024, des liquidités insuffisantes pour la couvrir, et des échecs commerciaux retentissants comme Star Wars Outlaws (2024), qui n’a vendu qu’environ 2 millions d’unités contre 5 millions espérées, ou Skull and Bones, qui n’a attiré qu’un million de joueurs.
La fermeture imminente de XDefiant, un jeu de tir en ligne lancé pour concurrencer Call of Duty, prévue pour juin 2025 après à peine un an d’existence, illustre l’incapacité d’Ubisoft à diversifier ses succès.
Ces déconvenues ont un impact direct sur l’industrie : la vague de licenciements – 277 postes supprimés à San Francisco et Osaka en décembre 2024, suivis de 185 autres en janvier 2025, et la fermeture d’Ubisoft Leamington – reflète une tendance plus large.

Depuis 2023, l’industrie a vu 20 000 suppressions d’emplois chez des géants comme Microsoft, EA, et Sony, révélant une crise systémique liée à l’explosion des coûts des jeux AAA (jusqu’à 2 milliards de dollars pour un titre comme GTA VI).
Pour Ubisoft, ces licenciements fragilisent l’écosystème créatif français, où l’entreprise employait 4 000 personnes, et risquent de décourager les talents émergents dans un secteur déjà marqué par le « crunch » et des conditions de travail précaires, comme le montrent les grèves en France et au Québec.
Des Échecs Stratégiques et un Manque de Confiance des Joueurs
Les choix stratégiques d’Ubisoft sont au cœur de sa crise, et leur impact résonne dans toute l’industrie. L’analyste Joost van Dreunen critique une approche « obstinément dépassée« , pointant un manque d’innovation face aux attentes changeantes des joueurs.
Assassin’s Creed Shadows, repoussé à mars 2025 après deux retards (initialement prévu pour novembre 2024, puis février 2025), est devenu un symbole de ces difficultés.
Le jeu, qui transporte la franchise au Japon féodal, a suscité des controverses sur la représentation culturelle, notamment au Japon, où le héros, un samouraï noir, a été perçu comme une insulte par certains, amplifiant la défiance envers Ubisoft.



Des décisions comme l’accord avec Epic Games, qui a privé Ubisoft de la communauté Steam pour Star Wars Outlaws, ont contribué à des ventes décevantes.
À cela s’ajoutent des pratiques perçues comme anti-consommateurs : microtransactions envahissantes, bugs à la sortie (Skull and Bones a été moqué pour son lancement chaotique), et un service Ubisoft Connect mal aimé.
Cette perte de confiance a un effet domino : les joueurs se détournent des AAA d’Ubisoft, poussant l’industrie à repenser ses modèles économiques.
Les concurrents, comme PlayStation avec Ghost of Yotei, capitalisent sur ces failles, tandis que des studios indépendants gagnent du terrain avec des jeux AA plus accessibles, comme Hollow Knight: Silksong, montrant une alternative viable aux blockbusters coûteux.
Vers une Privatisation et une Cession de Licences : Un Tournant pour l’Industrie ?
Face à cette crise, Ubisoft explore des options radicales qui pourraient redéfinir l’industrie.
En janvier 2025, l’entreprise a engagé des conseillers pour envisager une privatisation ou une vente partielle, potentiellement sous l’égide de Tencent, qui détient 49,9 % de Guillemot Bros., actionnaire majoritaire d’Ubisoft.
Des rumeurs, relayées par des actionnaires minoritaires et des posts sur X, suggèrent qu’un échec d’Assassin’s Creed Shadows pourrait pousser Ubisoft à céder des licences phares comme Assassin’s Creed (plus de 200 millions de ventes), Far Cry, Splinter Cell, ou Rayman à des géants comme EA ou Microsoft.
Joost van Dreunen prédit une « privatisation et un démantèlement », estimant que des actifs comme Rainbow Six Siege (un succès persistant avec des millions de joueurs actifs) ou Assassin’s Creed valent plus séparément qu’ensemble.
Une telle cession aurait un impact profond : elle signalerait la fin d’une ère pour Ubisoft, mais aussi pour l’industrie, où les grands éditeurs pourraient renforcer leur domination.
Si EA reprenait Far Cry, ou Microsoft Splinter Cell, cela pourrait revitaliser ces franchises, mais au détriment de l’identité d’Ubisoft et de la diversité créative.
Les fans craignent que des projets originaux comme Beyond Good & Evil 2 ou le remake de Prince of Persia: Sands of Time ne soient abandonnés, reflétant une industrie qui privilégie les profits aux risques artistiques.
Une Perte d’Identité Créative et un Avenir Incertain
Ubisoft s’est historiquement distingué par sa prise de risques, soutenant des projets audacieux comme South Park: The Stick of Truth (2014) ou Prince of Persia: The Lost Crown (2024), un Metroidvania salué mais peu rentable.
Ses franchises, comme Assassin’s Creed, ont marqué l’histoire du jeu vidéo en popularisant le parkour et les mondes ouverts, tandis que Rayman et Les Lapins Crétins ont élargi son audience.
Mais aujourd’hui, sa stratégie se concentre sur des franchises sûres, au détriment de l’innovation.
Cette frilosité a un impact sur l’industrie : les AAA d’Ubisoft, souvent critiqués pour leur répétitivité (Far Cry et Assassin’s Creed sortent presque annuellement depuis 20 ans), ont lassé les joueurs, renforçant la demande pour des expériences plus variées, comme les jeux indépendants ou les AA.
La crise d’Ubisoft pourrait forcer une remise en question plus large : les coûts exorbitants des AAA (des années de développement, des attentes changeantes) poussent l’industrie vers des modèles plus durables.
Avec des projets comme Far Cry 7, Assassin’s Creed Hexe, et Splinter Cell Remake prévus d’ici 2026, Ubisoft joue sa survie – et celle d’un modèle d’édition qui a façonné l’industrie.